mardi 13 août 2019

Ouezzane, Histoire & Héroïsme

" L'histoire est une suite de mensonges sur lesquels on est d'accord " - Napoléon Bonaparte

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D'après les historiens, Moulay Abdallah Chérif, fut un grand sultan du XVIIIème siècle. En 1765, il fonda le port d’Essaouira (Mogador). Il conclut avec Louis XV un Traité de Paix et d’Amitié.
Très pieux, il fit construire des mosquées et des médersas, et il distribua des cadeaux aux étudiants. En 1727, il fonda la Zaouia (confrérie religieuse) d’Ouezzane avec son célèbre minaret octogonal. Ouezzane est une des plus anciennes villes du Maroc, elle est considérée ville sainte par les Marocains musulmans, ainsi que par les Juifs, qui y viennent de nos jours pour se rendre sur le tombeau de leur Rabbin Amram Ben Diwan " faiseur de miracles" situé à Asjen (9 km de la ville). Les musulmans, eux, consultent le chérif d'Ouezzane sur les questions d’ordre moral et religieux, ainsi que pour des problèmes "de santé" et du "  Baraka ". Le chérif d'Ouezzane est élu par des oulémas « savants religieux », il est le chef de la Zaouia, il a toujours joué un rôle spirituel et politique très important dans la vie du pays, surtout entre le XVIIIème et le XIXème siècle par ses relations politiques et commerciales avec les européens, et les Français en particulier.
En 1873, le chérif Si Abdeslam épousa l’anglaise Miss Keen. Il était pour le moins l'égal du Sultan du Maroc, il aurait disposé de 500 000 adhérents dans la seule Province d'Oran (en Algérie), où il se rendait périodiquement pour recueillir des offrandes des «  indigènes » avec la permission des Français, et il aurait eu le 1/3 des populations marocaines sous son influence. Sous le protectorat, la résidence Française se servait du mythe religieux du chérif d'Ouezzane pour maintenir "l'ordre" quadrillé par l'armée d'occupation, c’était un Etat dans l'Etat, une sorte de Vatican, une " politique des confréries" inaugurée par le Ministre Ordega, envoyé à Tanger le 6 décembre 1881. Sa politique fut suivie par presque tous ses successeurs au Maroc et apparemment jusqu’à ce jour.
En 1876, on se servait du chérif d'Ouezzane pour calmer l'agitation à la frontière Algéro-Marocaine. Et le gouvernement français, en remerciement de ses services, l'avait nommé, en février 1876 Grand officier de la légion d'honneur. Il fit alors graver sur la façade de son Palais l'image de l'ordre national Français. Il menait une vie fort dispendieuse et peu édifiante. Ses rapports avec le Sultan du Maroc ont souvent été tendus, en 1873 il y eut quasiment une rupture, mais une réconciliation fut ménagée par les français. En 1879 il fut soupçonné d'avoir comploté avec le gouverneur de Ceuta (ville marocaine occupée par l'Espagne jusqu’à nos jours). A la fin de 1883, Si Abdeslam sollicitait la protection des Français, pour réussir l'exploitation de ses Azeeb (propriétés du chérif) qui regorgeaient de houille, de cuivre, de pétrole mais qu’il ne pouvait exploiter que sous la juridiction Française. Etre placé sous celle-ci résolvait entre autres pour le chérif d'Ouezzane ses difficultés politiques, et administratives avec le Makhzen*.
Dans les années 30, le chérif d'Ouezzane fut un passionné de chasse. Il rencontra un certain M. Chaoui-Zeraïdi Mohammed (mon père) qui était aussi chasseur et qui avait un négoce à la place Magana (l’horloge), actuellement nommée place de « l'indépendance ». M.Chaoui-Zeraidi s'occupait également de l'éclairage public, qui fonctionnait à l'époque aux lampes à pétrole. Il était un homme droit et loyal, le chérif d'Ouezzane lui proposa la fonction de Trésorier de la Zaouia, et l'invita à s'installer au Quartier Dar-Squaf, résidence officielle du chérif d'Ouezzane et des chorafas**. Les deux hommes sont devenus des amis intimes, alors M. Chaoui-Zeraïdi accompagna le chérif partout dans ses voyages au Maroc, c'était son meilleur ami. Ma mère me racontait, que mon père disposait dans son coffre de fonds très importants de la Zaouia. Un jour elle lui a suggéré de mettre un peu de côté en cas de coup dur, mais mon père s’est mis dans une colère noire , en effet le chérif avait beaucoup d'estime pour lui et pour sa famille, au point même de choisir les prénoms de tous mes frères et sœurs (une grande marque d’honneur que font les sultans), excepté moi qui suis venu plus tard dans les temps durs le 24 décembre 1960 . Le chérif d'Ouezzane était à l'époque trop sollicité par les européens et surtout les français qui venaient le visiter chez lui à la Zaouia , où il leur organisait des festins dignes des mille & une nuits , et des parties de chasse auxquelles la présence de mon père était indispensable , car il était aussi chargé de l'entretien des armes du chérif. Le Résident général Guillaume rendait souvent visite au chérif d'Ouezzane dans la Zaouia pendant cet âge d'or, et pour la famille Chaoui-Zeraïdi c'était tout simplement la " Dolce Vita ".

En 1952, apparemment, le Roi du Maroc Mohammed V entama la grève de la signature des « Dahir » (décrets royaux) que les français l’obligeaient à signer par conséquent l'année finit dans un bain de sang, le peuple marocain s'étant révolté dans tout le pays et étant passé à l'action violente pour réclamer son indépendance. Le gouvernement français décida d’envoyer le roi en exil et de le remplacer par son oncle. Le ministre Georges Bidault joua un rôle important dans ce complot alors que François Mitterrand, Ministre délégué au Conseil de l’Europe, s'opposa à cette décision et démissionna. Sur place (au Maroc), l'association Présence française qui soutenait le Roi exilé, et de nombreux intellectuels en métropole, comme François Mauriac ou Louis Massignon, trouvèrent indigne de la France ce coup d'Etat déguisé et informèrent l'opinion publique sur la dégradation de la situation. Des résistants marocains isolés et des mouvements organisés se livraient à des attentats contre les français. La violence et les horreurs étaient partout. Un soir, mon frère qui était chez ma tante, fut coincé et rattrapé par le couvre-feu, mais dans la famille Zeraïdi rien ne peut séparer un père de ses enfants : sur son chemin, une patrouille de soldats français ordonna à mon père de s'arrêter, et devant sa sérénité et sa détermination, son indifférence à leurs ordres, le chef de la patrouille ordonna à ses hommes de baisser leur armes.
Aberrahman Touijri (mon cousin), patriote militant de la première heure, s’engagea dans la résistance armée avec Mahjoubi Ahrdan qui deviendra Ministre sous le Règne de Hassan II. Abderrahman, qui fut arrêté et torturé par les forces de l'occupation espagnole à Ksar el Kebir (ville marocaine frontière entre les deux colonies), vit encore de nos jours à ma connaissance dans la précarité, comme la majorité des marocains, et les anciens combattants dans leur propre pays ou ailleurs. Parmi les personnalités notables du Maroc, qui ont accepté de signer la pétition de la destitution et la déportation du Roi Mohammed V, figurait le nom du chérif d'Ouezzane. La rumeur étant parvenue à la connaissance de M. Chaoui-Zeraidi, scandalisé et choqué, il décida de rompre toutes relations avec le patron d’Ouezzane. Trois jours plus tard, le chérif lui envoya ses collaborateurs pour savoir ce qui se passait et l'inviter à discuter avec lui. La réponse de M. Chaoui-Zeraïdi fut claire et sans détour: " Allez lui dire que Chaoui ne veut plus avoir affaire avec celui qui a trahi son Dieu, sa Nation et son Roi «. Ma mère qui redoutait la réaction de l'homme le plus puissant d’Ouezzane, trouva l'attitude de mon père imprudente, bien qu'elle n’aimât pas non plus celle du Chérif, mais pour M. Chaoui-Zeraidi comme pour les vrais marocains libres, la nation était sacrée et on ne badinait jamais avec la foi. Sans surprise, les représailles furent sans merci : M.Chaoui-Zeraidi fut arrêté et incarcéré au commissariat d’Ouezzane par les forces de l’occupation française, après avoir expulsé sa famille de la Zaouia, et confisqué son négoce. C'était la fin d'une belle vie pour ma famille, et le début d'un périple à perpétuité. Ma mère qui a su rester en bons termes avec les Chorafas, sollicita Shreefa (épouse du Cherif) d'intervenir auprès de son mari pour faire libérer mon père, qui était tombé malade en prison. A sa sortie, l'homme, fut anéanti par l'humiliation, l'injustice et surtout la déception, car même après le retour d’exil de Mohammed V et l’installation du nouveau Makhzen, cela ne changea rien à sa situation. Le Chérif craignant la réaction du Makhzen fit passer ses collaborateurs et ses proches pour les propriétaires de ses Azeebe.
Alors que ma mère faisait le ménage chez les chorafas pour nourrir ses enfants, mon père mourait, seul dans son lit, après des années de lutte contre la maladie, en 1963, dans sa maison N°9 rue Chaouni Quartier Beni Mensoura qu'on devrait d'ailleurs intituler plutôt Rue Chaoui, en sa mémoire. Avant sa mort, mes deux tantes me racontaient qu'il disait souvent:"l’homme libre se fait fondre comme l’or pur". Les morts savent pourquoi ils sont morts, les vivants eux s'en moquent.
La mort a fini par frapper aussi à la porte de la Zaouia, et malgré ses "miracles", le Chérif d'Ouezzane disparut comme tout le monde en laissant derrière lui ses fortunes à ses collaborateurs et ses sbires. Ma mère qui reprochait à mon père notre misère, disait toujours que si mon père avait su profiter de la situation, dans la mesure où il était le meilleur ami du Chérif, nous ne serions pas aujourd'hui dans ce marasme. Cependant, même si je comprends son point de vue, dans le sens qu'elle a trop souffert toute sa vie, alors que de nos jours, plus rien ne compte que l'argent dont l’"odeur" n'a plus d'importance, dans un monde où seule l’épaisseur de votre portefeuille fait votre valeur, malgré tout, je me considère le plus riche des Ouezzanis par un héritage hors du commun et modeste à la fois: c'est être le fils d'un homme comme Monsieur Mohammed Chaoui-Zeraidi , dont je suis très fier, et c'est pour sa mémoire et celle des hommes et des femmes de sa valeur , des héros de l'ombre qui résistent et luttent dans le monde entier pour leur liberté et leur dignité, qui travaillent pour nourrir leur famille par la force et la sueur de leur front au détriment de leur santé et de leur vie, et qui sont souvent bafoués dans leur travail, et floués dans leur droit, ces gens là sont les vrais Chorafas au sens propre du terme, car le mot charif en Arabe veut dire homme honnête ou descendant du prophète .
En 1965, je devais avoir 4 ans, je m’en souviens encore comme si c'était hier : alors que ma mère faisait le ménage dans la maison d’une ancienne amie, je devais me tenir tranquille des heures à l’attendre, et surtout ne toucher à rien, dans un silence de cimetière car c' était l'heure de la sieste. Je me suis alors approché d'un grand piano au fond du vaste patio, je ne savais même pas ce que c'était, je n’en avais jamais vu auparavant, et alors que j'allais recevoir les foudres de ma mère, après avoir provoqué le tonnerre dans les lieux en appuyant sur une touche, une voix arrêta le geste de ma mère, celle d’un charmant jeune homme qui m'a pris et m'a déposé sur le tabouret du piano pour jouer. 16 années plus tard, j'ai appris que cet homme était un ami de Mehdi Ben Barka, chargé de cours à l'université de Vincennes, et qu’il fut retrouvé pendu au quartier latin à Paris en 1971. A la sortie de son cercueil de chez lui au Maroc, sa mère poussait des cris et des " you you " une coutume marocaine réservée aux morts célibataires et aux martyrs. Monsieur Thami Zemmouri était les deux apparemment. Adieu Monsieur Zemmouri : " vous êtes les premiers, et nous sommes les suivants ". Cette même année, en 1965, nous avons quitté notre chère ville Ouezzane, et malgré une vie passée, les souvenirs sont toujours là, gravés profondément dans ma mémoire.
Avec le temps, et bon gré mal gré j’ai grandi, et comme beaucoup de marocains les circonstances de la vie m’ont poussé à l’exil pour fuir la misère et l’oppression, c’était pour moi une question de vie ou de mort, seulement la vie ailleurs n’était pas non plus facile, toutefois, c’est par le regard des étrangers que j’ai redécouvert mon pays et j’ai appris pas mal de choses sur moi-même me rendant compte à quel point j’ai été trompé. Je ne savais pas alors qu’ il y a longtemps Napoléon avait dit que “ L'histoire est un grand mensonge que personne ne conteste”, en effet aujourd’hui je le constate, alors que nous sommes témoins vivants, nous assistons constamment à la transgression de la vérité et de la réalité tous les jours, sans cesse, décidément nous sommes tous trahis et trompés depuis la nuit des temps de père en fils même par Dieu et par ce pays en lequel nous avions foi et... “L'honnête homme trompé s'éloigne et ne dit mot. “ citation de Henri-Frédéric Amiel, Journal intime, le 15 mai 1872.
*Makhzen : littéralement magasin, grenier. Désigne le pouvoir en général.
**Chorafas : courtisans
Illustration: Tableau la zaouia, notre ancienne adresse, (Huile sur Toile) Maroc 1987 collection privée
Abdellatif Zeraïdi
Mulhouse le 12 Janvier 2009

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